Brexit : le splendide isolement des élites ( le FIGARO)

Date : mardi 28 juin 2016 @ 17:48:12 :: Sujet : News générales

Brexit : le splendide isolement des élites

 

FIGAROVOX/ENTRETIEN - Les réactions de contestation du Brexit s'apparentent à la «révolte des élites» théorisée par Christopher Lasch, vivant dans leur isolement du reste du peuple, estime le professeur Jacques de Saint Victor.


Jacques de Saint Victor est historien du droit et professeur des Universités (Paris XIII/CNAM). Ses derniers ouvrages parus sont Via Appia (Les Equateurs, 2016) etBlasphèmeBrève histoire d'un crime imaginaire (Gallimard, prix du livre d'histoire du Sénat, 2016).


LE FIGARO. - A l'issue du référendum sur le Brexit, les partisans du camp du maintien ont réagi de diverses façons, allant de l'abattement à la combativité marquant leur attachement à l'Union européenne. Une pétition - comportant plusieurs centaines de fausses signatures - a atteint les 3 millions de signataires. Certains réclament l'indépendance de Londres membre de l'UE d'un Royaume-Uni hors UE. Comment analysez-vous ces réactions?

Jacques de SAINT VICTOR. - On peut penser dans un premier temps qu'il s'agit juste d'une réaction de mauvais perdants ou de désespoir d'une partie de l'élite urbaine, souvent jeune, qui se sent trahie par les campagnes, les vieux et les gens modestes. Il y a dans ce rejet de la démocratie une sorte d'illustration de ce que le grand penseur anglais, Christopher Lasch, appelait la «révolte des élites» (par opposition à la «révolte des masses» d'Ortega y Gasset). Dans ce livre très visionnaire, publié en 1995, Lasch notait que ce sont aujourd'hui les élites, et non plus les masses, qui vivent dans un splendide isolement, satisfaites d'elles-mêmes, rejetant tout ce qui échappe à leur bien-être personnel, coupées des réalités du monde commun qui les entoure. C'est la solidarité des surclasses globales qui, de Londres à Singapour ou Paris, sont indifférentes au sort de leurs voisins locaux. Elles ont développé une sorte d'irresponsabilité et d'immaturité qui les prive de toute forme de «sensibilité pour les grands devoirs historiques», disait déjà Lasch. Lorsqu'elles sont confrontées à un retour brutal du réel, comme le résultat d'une consultation démocratique, elles n'hésitent pas à se déclarer contre la démocratie. Lasch soulignait d'ailleurs ce déclin du discours démocratique chez des «élites qui ne font que se parler à elles-mêmes».

Peut-on y voir la marque d'un refus du jeu démocratique? La «construction européenne» est-elle, pour certains, supérieure à l'expression de la volonté populaire?

C'est vrai et c'est un élément, parmi d'autres, dans cette réaction anti-démocratique. L'Europe a échappé au

Dans certains cercles, on est pour l'UE ou on est pour l'UE. Un point c'est tout.

discours historique. C'est une sorte de nouvelle religion laïque qui n'est plus fondée sur un socle réel mais sur un système de croyance. Etre eurosceptique relève pour certains d'un crime de lèse-majesté. Cela échappe au débat démocratique. Dans certains cercles, on est pour l'UE ou on est pour l'UE. Un point c'est tout. «Bruxelles a toujours raison». Cet unanimisme antidémocratique est aux origines mêmes des dérives du processus. Dès 1992, on l'a oublié, mais les Danois avaient dans un premier temps voté contre Maastricht à 50,7% (alors que les sondages prévoyaient 59% de oui). Bruxelles leur rappela sèchement qu'un petit peuple ne pouvait pas se permettre d'entraver le «rêve» de tout un continent. On les traita à part et avec hauteur. Il faut relire les déclarations de certains grands dirigeants à l'époque qui se demandèrent si les Danois étaient vraiment dignes de la démocratie. Montrés du doigt, ils furent contraints de revoter en 1993 et, à 56% cette fois-ci, ils firent le choix de Maastricht. On peut s'interroger si les profondes traditions anglaises se laisseront prendre à une telle mascarade de second vote. C'est peu probable car, en outre, l'Europe de Bruxelles n'est plus aussi attrayante qu'en 1992. Quand on a vu la façon dont MM Juncker ou Schäuble s'adressaient à la Grèce, le visage de Bruxelles a changé, même pour de nombreux europhiles de la première heure.

Comment qualifier l'attitude des zadistes de Notre-Dame des Landes qui continuent leur combat au nom de la résistance, malgré la victoire du «oui» au référendum sur la construction de l'aéroport?

Aujourd'hui, sous l'influence du modèle libéral anglo-saxon, c'est le triomphe des volontés particulières. Il n'est pas sûr que notre démocratie y gagne beaucoup en sérénité.

C'est la preuve que quelque chose de plus grave se dessine derrière ces refus du verdict des urnes, même si les valeurs juridiques de ces référendums ne sont pas toutes du même ordre. On peut, comme Alain Juppé, considérer que l'époque est trop tendue pour procéder à des consultations référendaires. C'est un point de vue. Nous payons le prix - sévère il est vrai - d'un hyper-individualisme et d'une vision contestable de la démocratie qui ne se conçoit plus que sous la forme du respect des droits des minorités. Par conséquent, quand une minorité s'estime bafouée par une consultation démocratique, elle a de plus en plus tendance à remettre celle-ci en cause. Pendant deux siècles, la démocratie était associée en France au rêve jacobin et unanimiste de la Volonté générale. Aujourd'hui, sous l'influence du modèle libéral anglo-saxon, c'est le triomphe des volontés particulières. Il n'est pas sûr que notre démocratie y gagne beaucoup en sérénité.

Sur la loi travail, entre l'usage contesté de l'article 49.3, inscrit dans la Constitution, la diffusion de multiples pétitions opposées au texte et les nombreuses manifestations, où se trouve la légitimité démocratique?

Sur ce point, l'opposition à la loi travail, en dehors des dérives des casseurs, reste dans le jeu démocratique. Les opposants estiment qu'ils ont été pris par surprise par un gouvernement qui n'avait jamais évoqué dans son programme cette loi d'inspiration néolibérale (ou social-libérale, sur ce point il n'y a pas de différence), qui fait irruption en fin de mandat et dont l'efficacité n'a pas été bien expliquée. Il y a débats chez les spécialistes sur le lien entre créations d'emplois et transformation du contrat de travail. Comment être surpris qu'un tel projet écornant, selon les spécialistes, certains totems de la gauche fasse l'objet d'un refus radical des socialistes et des sociaux-démocrates qui rejettent l'évolution social-libérale de la présidence Hollande? Les opposants ont tort de considérer que l'usage du 49.3 est antidémocratique mais ils ont le droit de s'opposer à un projet par ailleurs imposé par Bruxelles. Les impérieuses injonctions de M. Juncker, déclarant que «la loi travail, c'est le minimum de ce qu'il faut faire», en sont la triste illustration. Il vaudrait mieux que les dirigeants de Bruxelles arrêtent de s'inviter dans les débats internes des peuples européens s'ils ne veulent pas que le Brexit fasse tâche d'huile.

Le pacte démocratique, qui semble sans cesse remis en cause, est-il devenu obsolète en Europe?

C'est une question très grave et, heureusement, encore prématurée. Mais il est vrai qu'il y a là quelques signes avant-coureurs. Tout régime repose sur un postulat. On connaissait celui de la monarchie de droit divin. Le roi tirait son pouvoir de Dieu et parlait pour la nation. Quand en 1789, même les porte-paroles du parti aristocrate ne défendaient plus le droit divin, parlant de «faux principe», on pouvait se douter que les heures de ce régime étaient comptées. On connaît le postulat fondamental du régime démocratique. Rousseau nous l'a enseigné. C'est la Volonté générale qui s'exprime par l'équation: 50 + 1. On peut exiger des majorités qualifiées (comme les 2/3). Mais il faut le faire et le dire avant la consultation. Si on remet en cause ce postulat fondamental parce qu'un vote déplaît une partie de l'électorat, cela signifie qu'il existe désormais une partie des électeurs qui ne partagent plus la croyance dans la légitimité du pacte démocratique. Ce qui n'est guère rassurant pour l'avenir. Par quoi le remplacer? Au XVIIIe siècle, le despotisme éclairé avait une doctrine: «Tout pour le peuple, rien par le peuple», défendue notamment par ceux qu'on appelait les «économistes». Est-ce le rêve de ceux qui pétitionnent et rejettent les consultations qui ne leur conviennent pas?








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